Muhammad Asad

Le.chemin

de
La Mecque

Traduii de l'anglais par

ROGER DU PASQUIER

Fayard

Avant-propos du traducteur

Une grande aventure,
un
grand temoignage sur l'IsIam

Lahore, caur de l'Islam indo-pakistanais, perle du Pendjab, siege de la plus.grandemosquee du monde,vi't'aitdans I'attente du Ramadan. Depuis quela nuitetait tombee, desobscrcateurss'ttaientpastessurles terrasses des maisons pour guetter l'apparition du croissant de lune annoncant le debut du moissacre qui, auecses austentes entrecoupees de rejouissances, invite au rccucillanent et renoucelle la ferocur meme de ceux qui, le reste de I'annee, negligent lcs pratiqucs de la religion. Au bout de quelques hcures, des clameurs rctentircnt :« Le croissant a ere apercu! » Alors les hommcs se mircnt 0 reciter des prieres et des litanies de circonstance et les femmes acticercntla preparation du repas qui deuait permettre de supporter le jeunedujourquiallait suiure.

Cc[ut ccttenuit-la, cellc oil lc mondc de l'Islam semble se rapprochcr du del et oil se reaffirmc la conscience d'etre musulman, que je [is la connaissancc de Muhammad Asad. Des amis pahistanais m'acaient comx«

o diner avec d'autrcs Pakistanais, mais celui-ci n'en avait guere la physionomie. II hair indeniablemcnt Europecn, et pourtant il paraissait parfaitement integr« a ce milieu oriental. Les autres le traitaient comme Tun des leurs, me disant qu'il etait leur compatriote et leur frere. Je deoisagcaisaveccuriositecethommeal'cxpression encrgique, carje savais dereputationqu'ils'agissaitd'uncpersonnalite remarquableadiversegards et que sa destinee aoentureuse avait de quoi retenir l'attention de taus ceux qui portent quclque interet d l'Oricnt musulman. En effet, en ce printemps

1957 ou j'etais en reportage au Pakistan, LE CHEMIN DE LA MECQUE, contant les premiers episodes de son.auenture intericure et exterieure, avait dijd parudansplusicurs langues, luiconferant unecertaine celebrite.

Cependantj'avaisentendumentionnersonnombienavant qu'ilne songeat lui-mime 0 ecrire ce livre, C'etait en 1949, Ii New Delhi, OU j'etais correspondent de presse. Parlant du Pakistan, dont ils regrettaient la creation, des Indicns m'auaient parle de cet (, Autrichien » qui, curieusement, avait prisfait et cause pour les musulmans, allant jusqu'a s'identifier

eueceux et doccuper un poste important dans l'administration de leur jeune Etat. Celui-ci, comme on s'en rendait compte dans l'Inde des hindous, ne pouvait que gagner en prestige, surtout vis-a-vis de l'Occident et du Moyen-Orient, enrecourant auxservicesd'un hommedecette emiergure.

J'eus l'occasion, par la suite, de le revoir frequemment, et une solide amitie fimt par nous lier. Cela m'a permis de mieux eualuer la stature du personnage, qui est considerable, et m'a donne le desir de le faire connaitre aupublicdelanguefrancoisedontilestjusqu'apresentresteignorepour des motifs qui ne sont peut-etre pas totalement etrangers a certaines vicissitudes politiques.

Le destin de cet homme parait fabuleux si l'on enumere simplement les etapeslesplus marquantesdesacarriere : modestejournaliste juifpre!.¢rant le style de vie des Arabes aux ideaux sionistes, Leopold Weissdecouore graduellement l'Islam, sefait musulman et devient Muhammad Asad; hote d'Ibn Saoud, il passe six ans au creur de I'Arabie, menant l'existence des bedouinset accomplissantdesmissions secretes pour le souverain toahhabite: parti pour l'Inde, il participe a la [ondation du Pakistan dont il deoient haut fonctionnaire, se retrouvant quelques annees plus tard deNgue aux Nations Unies aNeui York avec le rang de ministre.

Cerapideschemasuffit ademontrerquel'on estenpresencede l'unedes destinees les plus etonnantes de notre siecle. Lui-mime n'y voit rien d'extraordinaire, aimant a dire que les peripeties exterieures de sa vie ne furent que l'accompagnement de son auenture interieure. Cependant ces peripeties n'ont pas ere denuees d'interet et de signification, ainsi que ce livre permet de le constater amplement, mais, comme ny figure que la relation de la premiere phase de cette vie exceptionnelle, il y a lieu de resumeragrandstraitscequ'elle fut depuisquel'auteur quina l'Arabie, en 1932,peu apres sa derniere randonnee a la Mecque, et partit pour l'Inde a la decouverte d'un autre aspect de cet Islam qui etait devenu sa raison de vzvre'

Ce depart n'eut rien d'une rupture avec l'Arabie Saoudite. Apres six ans

passesaucentredumondeislamiqueoudanssaproximite immediate,ayant

aussi Pexperience de la plupart des pays du Proche et du Moyen-Orient,

Asad voulait connaitre les autres peuples orientes vers ce centre, et, de

ceux-ci, c'etaient les musulmans indiens qui constituaient le groupe Ie plus

massif, depassant en nombre mime les Arabes. Son intention n'etait

pourtant pas de s'eterniser en Inde et il avait fait le projet de visiter ensuite

le Turkestan oriental, la Chine et l'Indonesie.

Sa vie prit un cours dzfferent a la suite d'une rencontre decisive, celle de

Muhammad Iqbal, poete, philosophe et guide de l'elite intelleetuelle qui

devait creer le Pakistan, C'est celui-ci qui le persuada de rester en Inde

pour participer a l'elaboration des fondements ideologiques de l'Etat

islamique qui, alors, n'etait encore qu'un reve imprecis. Asad suivit ce

maitre avec enthousiasme, gardant neanmoins l'intention de regagner

l'Arabie au bout de quelques annees. Il partagea son temps entre Lahore,

WANT-PROPOS DU TRADUCTEUF

Delhi et Ie Cachemire, approfondissant sa connaissance de l'Islam et diffusant ses ideaux, qui etaieni aussi ceux d'Iqbal, par la plume et par la parole. En 1934, il publia Islam at the Crossroads (L'Islam au carrejour) J 160 pagesdediees ala jeunesse musulmane qu'elles mettaient en garde contre les tentations et les dangers de la civilisation occidentale moderne. Cet ouurage, qui eut un grand retentissement, connut de nombreuses reeditions etdevint une sortedeclassiquepourlesPakistanais.

Grace a sa parfaite connaissance de Parabe, Asad entreprit aussi la traduction du Sahih de Buhhari, c'est-a-dire du plus celebre recueil de traditions et enseignements du Prophete. Ce travail etait deja sujjisamment aoance pour journir la matiere de plusieurs gros volumes lorsqu'un malheur sunnnt : Ie manuscritfut detruit et seulle premier tome sortit de presse.

'One nouvelle aduersite, bien plus [dcheuse encore, allait [rapper Asad. Quand la guerre eclata, les belligerants internerent les « ressortissants ennemis» residant sur leurs territoires, et, comme il etait demeure, en tMorie du moins, citoyen autrichien, etant ne sujet de I'empereur FrancoisJosephJ lesautoritesbritanniques Iefirent arreteretplacerdansuncampde detention. Ni son origine juioe, ni Ie jait d'avoir rompu tout lien avec sa patrie et meme avec l'Occident au il n'avait pas sejourne depuis plus de douzeansneluiepargnerentcecoupdusort. Tomesles anneesdeguerre, il lespassa dans un recoin des Provinces Unies, au nord de Plnde. Le regime etait rude et certains internes mirent fin a leurs jours, l'epreuue depassant leurs capacitesde resistance. Asad oecut 10. dans un isolement intellectuel et spirituel complet, et, parmi ses compagnons d'infortune, les seuls interlocuteurs capables d'echanger des idees d'un certain niueau etaient quelques missionnaires jesuites avec lesquels, d'ailleurs, les discussions tournaient courtdesqu'elles abordaient un « mystere » comme celuide la Trinite.

La guerre ayant dure en Asie plus longtemps qu'en Europe, les I< ressortissants ennemis » durent aussi rester plus longtemps derriere les barbeles. LorsqueAsad jutenjinrendu alaliberte,ilput constaterqueles idees d'Iqbal, disparu depuis 1938J avaient jait leur chemin et que Ie projet d'un Btat groupant les musulmans de l'Inde n'etait plus du domaine de l'utopie. II reprit a Lahore son actioite de publicists, redigeant en particulierune revue mensuelle oouee ala critiquede la pensee musulmane. Ses contacts demeuraient etroits avec ceux qui preparaient l'auenement du Pakistan, et lorsque l'Etat islamique jut enfin proclame en aoiit 1947J il en prit la nationalite comme une chose allant de soi. Car, selon les principes

.traditionnels de l'Islam, la notion de nationalite n'est pas determinee en premier lieu par une communaute d'elements exterieurs, ethniques ou linguistiques, comme dans l'Occident moderne, mais par l'adhesion a une memejoi et aunememeideologic.

IIjut d'ailleurs lepremiercitoyendu nouvelEtat aposseder un passeport pakistanais. En effet, apres la division de l'ancien Empire des Indes, l'administration des deux dominions deliurait des passeports dont les detenteurs etaient encore qualifies de « sujets britanniques ». Asad, charge

I.E r.m:~l1~ m: LA MFCQI:E

d'uue mission de C0I1(,1I"1 dans dircrscs capitales islamiqucs, rcfusa net, (eTTC designation. II ordonna d'un ton sans repliquc que l'on inscricc a la place

citoycn pahistanais ", qualite qu'il a gardec dcpuis lars, mhne s'il ne reside plus all Pakistan.

Lc ~1'I/'1Wl1<'l1It'llt 1IIis en place a Karachi lui confia d'abord la direction d'un Dcpartcmcnt de la reconstruction islamique charge d'elaborcr lcs concepts ideologiqucs, etatiques et communautaircs destines a inspirer le nomielEtat, Cetteacticite,qui[aisaitdeluiunesorte d'ideologue officiel, eutunprolongemcntultcrieursouslaformede Fouorage qu'ildcuaitpublicr en 1961,ThePrinciplesofStateandGovernmentin Islam t Les Principes de l'Etat et du gouuernemcnt dans I'lslam).

En 1949, Asad passa all service diplomatique et prit la tete de la division du Proche-Orient au ministere des Affaires etrangeres, ce qui lui donna euidcnnncnt l'occasion de resserrer ses liens et ceux du Pakistan avec les pays musulmans qu'il connaissait et oli il etait connu. Puis, fin 1951, son gomicrnement decida de l'emioyer, acec rang de ministre plenipotentiaire, a sadclJgationauprisdesNationsUnies, aParispuis aNew York. C'etait la premiere jois dcpuis jamiier 1927 qu'il se retrouoait en Occident,

La presence dans line delegation asiatique de cet homme d'origine europeenne 1lC potrcait manqucr de soulcuer quclque curiosite. Les Occidentaux furent d'abord enclins apenser qu'il s'agissait de quelque (' expert » europeen au service d'un gouucrnemcnt oriental, mais ceux qui eurent I'occasion de l'approcher et de le voir a l'ceuure purent constater qu'il s'idcntifiait, non sculement sur Ie plan (. technique ,) ou (, [onctionnel », mais enprofondcur, d'une[aeon engageant touteson intelligence etsasensibillte, arec le pays et le monde musulman dont il defcndait les interits.

Ce jut effectiucment dans ce scns qu'il exerc;a ta fonctum, a laquelle

I'AssemblJe gc,lerale l'acait dcsign«, de president de la Commission des

tcrritoires non independents. II conccntra SO/I attention sur une importame

region de ce mondc musulman encore en quite d'independance, l'Afrique du

Nord. Alors il sc lia d'ainitie aucc des I. rejugies politiques » comme

Bourguiba, lequcl, plus tard, dcuait lui reseruer a Tunis un accueil

particuliercmcnt chalcurcux.

Sa demission du scrcice diplomatique ncrompitnullcmcnt sesliensavecIe Pakistan qu'il auait contribue a fonder puis dont il auait seroi le gourcrncmcnt aoec une parfaitc loyaute. Mais une personnalite de sa troupe nc saurait longtcntps mcner unc existence de fonctionnaire. Apri« tour, <' Asad Q est l'un des nombrcux mots arabcs signifiant « lion ,) et, si le ~ Leo " deson prenomdenaissancc enjut leprhexte, onpeutdirequ'il jut judidcus(?llmt nomme, car il y a bien en lui qudque chose de leonin. Sa nature est cdle d'll1l ~lt'rrit'r, d'un (' kshatriya "~, comme diraimt les hilldllllS, et C't'st ce qlli lui a penuis de si him s'mtendre avec tant d'ethnies muslllllll1neS dOllt:es du 11It;11Ie tlmperl1menr, mais if est aussi brahmane ", hmlll1lt' de rejlt-xion et dt' comlllisstlnee, et tout cda contribue Ii jaire Ie bon ecrivain.

AVA1'.'T-PROPOS DU TRADUCTEUR

L'intcret et la curiosite que sa personnalite et son destin unique susciterent panni Ics antis qu'il s'etait faits d New York Ie pousserent a rcprendre la plume et d canter son histoire. Ainsi vit Ie jour Ie recit autobiographique qu'est LE CHEMIN DE LA MECQUE, liure dont Ie succes fut et demeure considerable dans les langucs au il a deja ete publie et qui sont : l'anglais, l'allemand, Ie necrlandais, Ie suedois, l'arabe, Ie japonais, Ie scrbo-croate, l'ourdou, lc tamoul.

La politique,commcjel'ainote,est peut-hrercsponsabledu fait qu'Asad n'a pas encore ere publi« en francais, car, al'epoquc du conflit algerien et de l'expedition de Suez, lcs editcurs etaicnt pcu cuclins a[airc paraltre des oucragcs fauorablcs d la cause arabc et encore moins cclui d'un homme ayaut ({'U'l.'re cffcctiucmcnt pour I'anancipation de l'Afriquc du Nord. A ce propos, il n'cst pas indifferent de signaler qu'il atuit re~u des offrcs pour la publication de son livre en italien, mais dune condition: qu'il supprime Ie chapitre rclatif d la Libye et d la mission secrete qu'il y auait accomplie au moment ou lcs dcrnicrs (e moudjahidinc ,> senoussis mcnaicnt leurs combats heroiques et descsperes contre la puissance fasciste dont il avait constate les execs. II va sans dire qu'il refusa.

Le rctcutissemcnt international de son litre acait accru le prestige d'Asad au Pakistan ct dans l'enscniblc du monde arabe et, bien que n'occupant plus de fonctions officicllcs, il conseruait une importante actioite de parole et de plume, participant d de frequents colloqucs et conferences sur les grands problemas de l'Islam, parfois meme, comme encore en feorier 1976 d Tripoli de Libye, ou fut organise un dialogue islamo-chretien, avec des representants d'autrcs religions. II disposepour se[aire entendre d'un arsenal comprcnant les trois grandes langues de l'Islam que sont l'arabe, Ie person et l'ourdou, sans comptcr les cinq europeenncs qu'il possede, doni deux, I'allemand et l'anglais, Qfond.

Comme tous les urais musulmans, Asad subit la fascination du Coran. Encourage par de nombreux amis, notamment en Arabie Saoudite, il en entrcprit une traduction assortie d'un tafsir, ou commentaire, ce qui lui a permis d'utiliser son immense saooir et sa longue experience de l'interpretation du Liure reuele. Pendant quinze ans il a trauaille a cette grande ceuure, s'installant pour ala en un lieu propice au recueillement comme aux echanges intellectuels : Tanger. Dans cette terre d'Islam ou il ne saurait done se sentir etranger, if a bdti sa maison parmi les lauriers roses et les mimosas, sur les pentes de la (I Montagne » dominant la ville d'Ibn Batouta, le [ameux geographe du XIV" siecle, avec la vie mouuementee duquel son propre destin peut se comparer. C'est dans ce milieu harmonieux qu'il poursuit, avec la collaboration aoisee de sa femme, une Americaine partagcant sa foi, une CEuvre [aisant de lui l'une des premieres autorites mondialesen islantologie.

L 'age est uenu, mais /' extraordinaire acuite intellectuelle demeure. L 'homme Q touiours la meme noblesse d'allure, mar's if est peut-etre moins combatif ; sa longue [amiliarite avec le texte sacre semble l'avoir adouci, apaise et porte toujoursplus al'interiorisation.

Car Asad, comrne ille reconnait lui-meme, est un homme du zahir, de I' « exterieur .), c'est-a-dire de l'Islam uecu et agi dans le monde par les individus et les collectioites, de celui des hommes d'action par opposition d ceux de la contemplation, de la metaphysique et de la spiritualite pure que sont les Soufis, hommes du batin, de l' ~ interieur ». Mais c'est precisement a cet egard qu'il a, dans quelque mesure, modifie sa position. Au moment d'ecrire LE CHEMIN DE LA MECQUE, Asad etait franchement oppose au soufisme et ace qu'il representait, en apparence du moins, dans l'Islam, et certainspassagesdulivreenrendentcompte.C'est leseulpoint surlequelil ait, depuis lors, change d'opinion. II convient maintenant que le soufisme est approfondissement de l'Islam et il ne saurait done plus s'en sentir tres eloigne.

Une telle evolution est significative, car les temps semblent de moins en mainspropices auneapplicationintegraledel'Islamdanslavie despeuples et des individus. Seton un hadith (enseignement du Prophete) bien cormu, l'Islam, ala fin, sera etranger au monde comme ill'avait ete au debut. Et un aurre hadith, plus celebre encore,annonce la venue d'un temps ou garder l'Islam sera comme tenir un rison ardent dans sa main. Beaucoup de musulmans pieux pressentent ce declin, qui est d'ailleurs encore bien plus perceptible dans le christianisme, et cela les conduit aussi ainterioriser leur religion dans un sens plus mystique. Asad lui-mime laisse entrevoir ce crepuscule dans son chapitre sur Dajjal, le grand trompeur et negateur qui corresponda Pantechrist de l'eschatologie chretienne. II suffit d'ouvrir les yeux pour saisir le rapport inquietant. que de telles traditions pourraient avoir avec d'assez sombres realites d'aujourd'hui. Et cela peut expliquer aussi pourquoi lui-meme, depuis assez longtemps, ne participe plus directement a la vie publique du monde musulman et prefere demeurer en

retrait.

Quoi qu'il en soit, meme si l'Islam tend a s'affaiblir sur le plan de la

pratique quotidienne, des dogmes et de la foi, il demeure generalement plus

vivace que la plupart des autres religions, et les peuples qui Ie professent ne

cessent de gagner en importance sur la scene du monde. Mais l'Occident

persiste [dcheusemeni a le mejuger, gardant sur lui des opinions non

seulement simplistes, mais souvent aberrantes et sans rapport avec ses

realites. On dirait qu'une vieille rancune trouble l'objectioit» de beaucoup

d'Europeens des qu'il est question du monde arabo-islamique, et les

circonstances politiques de ces trente dermeres annees semblent avoir encore

alimente ces etranges courants d'animosite.

Asad assigne aux Croisades l'origine lointaine de ceux-ci, et bien des faits

histonques paraissent lui donner raison. En effet ce jut a cette epoque que

ronsemitadefigurerl'Islam, lepresentant commeune religionformaliste,

vulgaire et sensuelle, et son fondateur comme une sorte d'antechrist. Et la

Reconquista voulut aussi faire disparaitre des consciences europeennes

l'image d'une Espagne musulmane hautement cioilisee, tolerante et spirituelle qu'auaient laissee huit siecles de presence arabe.

Au retablissement d'une connaissance objective du monde araboislamique, Asad apporte avec ce livre une contribution d'autant plus precieuse qu'elle n'a rien de didactique. L'aventure interieure et exterieure qu'il y conte est fascinante et, malgre les annees, n'a rien perdu de son actualite. Ceux qui en liront le recit y trouueront non seulement un plaisir comparable a celui que j'ai pris a le traduire, mais des cles pour une comprehension renouuelee et plus equitable des peuples musulmans, c'esta-dire d'une section essentielle et toujours plus influente de l'humanite.

ROGER Du PASQUIER

Notice historique

A l'epoque de I'entre-deux-guerres, oil se situent la plupart des episodes rapportes dans ce livre, le monde arabo-islamique etait en majorite soumis ala domination coloniale de l'Occident.

Les trois pays maghrebins, Maroc, Algerie et Tunisie, faisaient partie du domaine de la France qui, Ii l'est de la Mediterranee, exercait encore son autorite sur la Syrie et Ie Liban en vertu d'un « mandat & que lui avait confie la Societe des Nations.

En Tripolitaine et en Cyrenaique, les Italiens consolidaient difficilement une conquete eommencee en 1911.

Sur I'Egypte et le Soudan, les Britanniques exercaient un protectorat de fait, comme ils tenaient en tutelle, SOllS des formes diverses, de vastes territoires arabes al'est de Suez: Palestine, Transiordanie, Irak, principautes du golfe arabo-persique, cote sud-est de la peninsule arabique avec Oman et Aden.

Les seuls pays arabes reellement independants etaient alors Ie Yemen, pratiquement inaccessible et isole du monde exterieur, et surtout Ie royaume forge et unifie par Abd al-Aziz Ibn Saoud dont ce livre decrit la puissante personnalite. Le souverain wahhabite, apres avoir occupe la Mecque en 1924, acheva deux ans plus tard la conquete du Hediaz d'ou il expulsa definitivernent la dynastie hachernite. A celle-ci les Anglais offrirent en compensation les trones d'Irak et de Transiordanie, et Hussein, l'acruel roi de jordanie, en est le descendant. Roi du Nadjd et du Hedjaz des 1926, Abd al-Aziz unifia les deux Etats en 1932 pour en faire Ie royaume d'Arabie saoudite.

Partout oil elle s'etait imposee, la domination occidentale etait generalement mal supportee des populations arabes qui profitaient de toutes les occasions pour lui rnanifester leur opposition ou pour tenter d'en secouer le [oug, A l'epoque dont il est ici question, l'agitation politique etait particulierement sensible en Egypte, en Irak ainsi qu'en Syrie, oil les troupes francaises avaient eu du mal amater l'insurrection druze, mais c'etait en Palestine, soumise au« mandat I) britannique, que la situation etait la plus tendue et la plus confuse it la suite de la Declaration Balfour (1917), par laquelle Londres s'etait engage a y favoriser la creation d'un «foyer national juif », et des promesses contradietoires faites aux Arabes de l'inclure dans un Etat arabe independant. En 1936, cette tension devait deboucher sur la revolte arabe qui allait se prolonger jusqu'au debut de la Seconde Guerre mondiale.

En dehors du monde arabe proprement dit, les principaux pays musulmans independants etaient l'lran et l'Afghanistan, ou l'auteur accomplit les randonnees dont il relate des episodes, ainsi que la Turquie. Celle-d, it la suite de la defaite de 1918, de la perte de toutes ses provinces arabes, de la chute de la dynastie ottornane et de l'abolition du califat, venait de traverser la plus grave crise de son histoire et passait par une mutation complete.

Dans les autres pays asiatiques, les musulmans, c'est-a-dire la maiorite des populations islamiques du monde, etaient soumis a la domination coloniale, britannique en lnde et neerlandaise en Indonesie, sans parler des vieilles terres d'Islam de I'Asie centrale ou le regime sovietique avait pris la succession de l'imperialisme des tsars.

La situation n'etait pas tres differente en Afrique subsaharienne qui, rnalgre le pouvoir colonial europeen encourageant l'ceuvre des missions chretiennes, demeurait pourtant la region du monde OU l'Islam poursuivait ses progres les plus marquants, convertissant de nouvelles populations et s'etendant chaque annee plus au sud.

Depuis 1924, la suppression du califat, dont la fonction religieuse

traditionnelle, bien que moins importante, pouvait sous quelques

rapports se comparer a celle de la papaute, provoquait d'abondants

remous dans les populations musulmanes, en lnde en particulier. Des

tentatives avortees eurent lieu pour le restaurer, notamrnent de la part

du roi Hussein du Hedjaz, peu avant d'etre detrone et expulse dela

Mecque par Ibn Saoud.

De ce monde musulman immense et reunissant des centaines de

millions de croyants generalernent plus fervents que les hommes

professant le christianisme, la Mecque, vers laquelle ils se toument cinq

fois par jour pour prier, demeure Ie centre et le but d'un pelerinage OU

se rencontrent chaque annee un nombre croissant de fideles, actuelle

ment pres d'un million. Cela confere a I'Arabie Saoudite et a son

souverain, protecteur des Lieux saints de l'Islam, une position

privilegiee et un prestige inegale,

Pour plus de details le lecteur se reportera it la fin de l'ouvrage

ou figure une notice biographique des principaux personnages cites.

A LA MErviOIRE DE SA MAJESTE
LE ROI FA
ysAr. D' ARABIE SAOUDITE
EN TEMOIGNAGE
D'UNE AMITIE DE
pREs D'UN DEMI-SI'ECLE
ET DE MA PROFONDE ADMIRATION
ENVERS TOUT CE QU'IL A FAIT
POUR SON PEUPLE
ET POUR NOTRE FOI COMMUNE.

Note de I'auteur

L'histoire que ie conte dans ce livre n'est pas l'autobiographie d'un homme remarquable par Ie role qu'il aurait tenu dans les affaires publiques; ce n'est pas non plus un recit d'aventures, car, bien que mon chemin ait ete marque par bien des aventures etonnantes, celles-ci ne furent jamais plus que l'accompagnement de ce qui se passait a I'inrerieur de moi-meme; ce n'est pas davantage l'histoire d'une recherche deliberee de la foi, car cette foi me vint au cours des annees sans aucun effort de rna part. Mon histoire est simplement celIe de la decouverte de l'Islam par un Europeen et de son integration dans la communaute musulmane.

Ce livre fut ecrit dans les annees 1953-1954; la postfaee date de 1975. En le redigeant, je n'avais pu faire rien de plus que de retracer de mernoire, avec Ie seul secours de quelques anciennes notes, d'annotations decousues retrouvees dans des agendas et d'articles de journaux que i'avais produits al'epoque, les lignes enchevetrees d'une evolution qui s'etait poursuivie de longues annees durant et avait eu de tres vastes espaces pour theatre geographique.

Et ceci est a relevcr : il ne s'agit pas de l'histoire de toute rna vie, mais seulement de mes trente-deux premieres annees, qui en furent les plus decisives, et surtout de celles, particulierement stimulantes, que j'ai passees avoyager entre le desert de Libye et les sommers neigeux du Pamir, entre le Bosphore et la mer d'Arabie, Cornme l'indique le contexte, mon recit, mene a Ia cadence d'un voyage dans Ie desert, s'etend dans le temps jusqu'au demier que ie fis a Ia Mecque par l'interieur de l'Arabie, a la fin de I'ete 1932. Ce fut durant les vingttrois jours de cette randonnee que le contour de rna vie me devint pleinement evident.

L'Arabie decrite dans les pages qui suivent n'exisre plus. Sa solitude et son integrite se sont effritees sous Ie jaillissement du petrole et de l'or attire par le petrole, Sa simplicite a disparu et, avec elle, une grande partie de ce qu'elle avait d'humainement unique. C'est avec la douleur ressentie pour la perte irremediable d'une valeur precieuse que ie ranime le souvenir de ce long et demier voyage, lorsque nous, deux hommes et deux dromadaires, cheminions et cheminions sous une lumiere etourdissante...

I. Soil

1.

Nous cheminons et cheminons, nous, deux hommes sur deux dtomadaires. Le soleil est flamme au-dessus de nos teres. Tout est eclat, eblouissernent et inondation de lumiere. Les dunes sont rouge orange. Apres ces dunes, d'autres dunes. Solitude et silence brulant. Et les deux hommes sur les deux dromadaires avancent aune cadence de balancoire qui donne sommeil et fait oublier Ie jour, Ie soleil, le vent torride et la marche interminable. Des tauffes clairsernees d'herbe jaune poussent sur la crete des dunes et parfois des arbustes de hamdh 1 noueux se tortillent sur Ie sable comme d' enormes serpents. Tous nos sens ont sommeil, on balance dans sa selle, on n'entend plus rien que Ie crissement du sable sous les pieds des chameaux et le frottement du pommeau de sa selle contre la courbure de son genou. On a le visage enveloppe dans sa kufiyya, chale qui protege la tete du soleil et du vent. Et on a Ie sentiment de transporter sa propre solitude, comme une substance tangible, atravers tout cela, droit atravers tout cela... vers les puits de Tayma... les puits noirs de Tayma qui donnent de l'eau acelui qui a soif.

« •••tout droit par Ie Nufud vers Tayma... »J'entends une voix et je ne

sais pas si c'est une voix de reve ou celle de mon compagnon. « As-tu dit quelque chose, Zayd? -Je disais, repond mon compagnon, que peu de gens oseraient

s'aventurer droit it travers le Nufud seulement pour voir les puits de Tayma... "

Nous venons, Zayd et moi, de Qasr Athaymin, sur Ia frontiere entre Ie Nadjd et l'Irak, OU i'etais alle it la demande du roi Ibn Saoud. Ayant rempli rna mission, j'ai decide de visiter la lointaine et ancienne oasis de Tayma situee a quelque deux cent mille au sud-ouest. C'est Tema de l'Ancien Testament dont Isaie fait mention : ~ A la rencontre de celui

I. Voir page 349, Ie glossaire des terrnes arabes et persans.

lE CHEMIN DE LA MECQl:E

qui a soif, apportez de I'eau, habitants du pays de Tema. » L'abondance de l'eau de Tayrna et ses grands puits qui n'ont pas leurs pareils dans route l'Arabie en avaient fait, a l'epoque pre-islamique, un centre important du commerce caravanier et un foyer de la civilisation arabe archaique. j'avub longternps de"irc voir ce lieu. Ainsi, au mepris des routes de caravanes et de leurs detours, nous avons fence, apartir de Qasr Athaymin, droit vers le cceur du Grand Nufud, le desert de sable rougeatre qui regne entre les hautes terres de l'Arabie centrale et Ie desert de Sync. Les pistes et sentiers sent absents de cet immense espace vide. Le vent veille a faire disparaitre route trace laissee dans le sable mou et leger par un pied humain ou animal et il ne laisse pas longternps subsister Ie point de repere qui pourrait guider l'oeil du voyageur. Sous I'effet du vent, les dunes changent sans arret de profil, s'ecoulant en un mouvemenr lent, imperceptible, d'une forme a une autre; les collines s'affaissent pour devenir des vallees et lcs vallees croissent iusqu'a etre de nouvelles collines tachetees de ces herbes seches et sans vie qui bruissent faiblement dans le vent et sont arneres comme de la cendre, merne dans la bouche des chameaux,

Bien que i'aie deja tres souvent traverse ce desert en plusieurs directions, ie ne me flatterais pas d'y trouver mon chemin sans etre aide et c'est pourquoi ie suis heureux d'avoir Zayd avec moi, Ce pays est le sien : il est de la tribu des Chammar qui vivent aux confins meridionaux et orientaux du Grand Nufud et qui, lorsque les grosses pluies d'hiver transforment soudain les dunes de sables en prairies verdoyantes, y menent paitre leurs charneaux pendant quelques rnois, Les humeurs du desert sont dans Ie sang de Zayd et son coeur bat au meme rythrne.

Zayd est peut-etre I'hornme le plus beau que i'aie iarnais vu : large de front, svelte de corps, de taille moyenne, l'ossature fine, plein de force nerveuse, Sur son visage au teint de ble mur avec ses pornmettes forternent marquees et sa bouche ala fois severe et sensuelle demeure cet air de gravite et de reserve si caracteristique des Arabes du desert : dignite et calrne allies aune douceur interieure. II est une heureuse combinaison d'une pure lignee de bedouins et de la vie citadine du Nadid, ayant garde en lui la surete d'instinct du bedouin sans en avoir l'instabilite emotionnelle, et ayant acquis le sens pratique du citadin sans succornber a sa sophistication mondaine. Comme rnoi, il aime l'aventure sans courir apres die. Des sa prime ieunesse, sa vie a ete remplie de peripeties et d'evenernents excitants: jeune garcon encore, il appartint au corps de meharistes irreguliers leves par le gouvernernent rurc pour appuyer ses forces qui faisaient campagne dans Ie Sinai pendant la Premiere Guerre rnondiale. Par la suite il fut notamment : defenseur dupays chammar centre Ibn Saoud, trafiquant d'armes dans Ie golfe Persique, ternpetueux amant de nombreuses femmes dans de nombreuses regions du monde arabe (avec chacune d'elles, evidern